Archives par mot-clé : phonocène

JOURNAL SONORE, ÉCOLE D’HIVER DU CRESSON ! 3/5

En expédition à l’école d’architecture de Grenoble, j’ai choisi de réaliser un journal sonore de mon immersion d’une semaine. Quelle autre forme aurais-je pu choisir pour restituer ma rencontre avec ces chercheureuses sur l’espace sonore, ces étudiant.e.s en urbanisme ou en architectures, ces électrons libres venus de France et de Navarre pour approfondir leur relation au sonore ? Présentation de l’école d’hiver du laboratoire du Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’environnement urbain (CRESSON) à laquelle je participerai. En compagnie évoquée de Nicolas Tixier, Grégoire Chelkoff, Téo Marchal, JuL, et bien d’autres…

Jour 3. Jour clé de voûte de l’immersion à l’école d’hiver du CRESSON: il reste autant de jours après qu’il y en a eu avant. Mais aussi jour central car il restera celui qui fut le plus intense, le plus prolifique. Découverte de Résonances Oasiennes, une exposition autour de travaux collectifs en architecture et en son, au sein de laquelle Salima Naji et David Goeury ont joué un rôle important, l’un en tant que docteur en géographie, l’une en tant qu’architecte et docteure en sciences sociales (voir les articles liés ci-dessous). La journée n’a pas cessé de rebondir de façon inattendue. Un podcast dense mais riche en enseignements!

La cartographie du CRESSON qui recense un nombre considérable d’explorations spatio-sonores: https://www.cartophonies.fr/

Le site du laboratoire Ambiances, Architectures, Urbanités qui regroupe l’équipe de recherche du CRESSON: https://aau.archi.fr/laboratoire-aau/

Les 40 ans du laboratoire de recherche célébrés en présence des membres fondateurices et de plusieurs plateaux-radio: https://www.grenoble.archi.fr/plateau-radio-40-ans-de-recherche-a-lensag/

https://www.salimanaji.com/ Le site de Salima Naji, décrite comme

« Engagée dans de nombreux projets de protection du patrimoine oasien, elle fonde son agence au Maroc en 2004 pour proposer une alternative constructive, en privilégiant les technologies des matériaux premiers (terre et pierre) et biosourcés, dans une démarche d’innovation respectueuse de l’environnement. Rare femme à œuvrer dans le monde rural et le Sud marocain où elle est installée depuis 2008, elle fait œuvre de pionnière et contribue par son plaidoyer continu (chantiers pilotes, presse, exposition, publication, symposium) à modifier progressivement les pratiques architecturales et le code de l’urbanisme.

Depuis près de 20 ans, elle multiplie les chantiers participatifs autour des architectures collectives sahariennes (ksours, et greniers collectifs) afin de valoriser ces ensembles bâtis dans leurs paysages. Parallèlement, elle  perfectionne toutes les techniques vernaculaires pour une architecture contemporaine à caractère social (maternités, centres culturels, foyers féminins, internats, etc.) pour proposer un développement soutenable appuyé sur les habitants et une fine connaissance des territoires.

Sa pratique est doublée d’une activité scientifique intense. Elle est ainsi investie dans de nombreux programmes de recherche action internationaux qui interrogent la durabilité et la relation profonde entre les sociétés et leur environnement par le prisme de l’architecture. Elle est aussi membre du comité scientifique du musée berbère  du Jardin Majorelle depuis 2011 (Fondation Yves Saint-Laurent-Pierre Bergé Marrakech & Paris) et développe une importante réflexion sur la médiation culturelle et la transmission du patrimoine bâti mais aussi archéologique.

Elle a publié de nombreux ouvrages d’architecture, Le Ksar d’Assa. Sauvegarde d’un port du Maroc saharien en 2013 (réédition en cours), Greniers collectifs de l’Atlas en 2006, Portes du Sud Marocain  en 2003, Art et architectures berbères en 2001 (réédition 2009), ainsi qu’un essai d’anthropologie Fils de saints contre fils d’esclaves, Les pèlerinages de la Zawya d’Imi n’Tatelt (Anti-Atlas et Présahara, Maroc) en 2011. Enfin, en 2010, elle a rédigé la préface à la réédition de l’ouvrage de 1938 d’Henri Terrasse, Kasbas Berbères de l’atlas et des oasis (Les grandes architectures du Sud marocain).

Chevalier des Arts et des Lettres (2017), elle a reçu de nombreux prix nationaux et internationaux d’architecture (Prix Holcim du Développement Durable, Afrique-Moyen-Orient, 2011 ; Takrim de l’Ordre des architectes du Maroc 2007 et Prix du mérite 2019 ; Prix « Jeunes architectes 2004 » de la Fondation EDF). Son travail a été remarqué en 2013 dans la shortlist de l’Aga Khan Award for Architecture : « Preservation of Sacred and Collective Oasis Sites » (Préservation des architectures sacrées et collectives des oasis du Maroc). »

https://laboratoire-mediations.sorbonne-universite.fr/membres/goeury-david/ une présentation de David Goeury

https://lcv.hypotheses.org/16775 Parution de l’ouvrage Résonances Oasiennes. Approches sensibles de l’urbain au Sahara. « Îlots de vie surgissant au milieu de l’aridité du désert, les oasis sahariennes abritent depuis des siècles un habitat aux formes éprouvées. Cette adaptation matérielle et spirituelle aux contraintes climatiques du désert est aujourd’hui mise à mal par des politiques de rationalisation et de modernisation inspirées des modèles occidentaux. L’oasis se voit ainsi réduite à un potentiel agricole à exploiter ou à un décor touristique à valoriser, au détriment de sa richesse architecturale et de la pratique quotidienne de ses habitants.

S’inscrivant en faux contre cette évolution, Résonances oasiennes propose une approche sensible de ces territoires pour mieux en révéler et défendre la singularité. Issu d’un processus collaboratif original autour des ambiances sonores, cet ouvrage invite le lecteur à s’imprégner de l’atmosphère des oasis à travers une analyse vivante de leur patrimoine bâti et des modes de vie de leurs habitants. Il souligne ainsi la nécessité de promouvoir l’architecture vernaculaire et la culture qui l’a développée afin d’affronter les défis économique, démographique et climatique auxquels ces espaces sont aujourd’hui soumis. »

https://zerka.hypotheses.org/category/ce-qui-a-ete-vu-ou-entendu Zerka, carnet de terrain pluridisciplinaire de recherche: « 

Le carnet aborde un ensemble de problèmes posés aujourd’hui par l’urbanisation rapide des pays méditerranéens, et tout particulièrement ceux qui concernent les périmètres irrigués historiques. La modification de la gouvernance urbaine, mais aussi des cadres d’habitation et des modes de vie induisent à la fois une transformation nécessaire des pratiques agricoles, mais aussi un ensemble de dégradations écologiques et matérielles de ces périmètres irrigués à proximité desquels se sont constitués les premiers hameaux. Ces métamorphoses représentent aussi une menace pesant sur la sauvegarde de traditions multi séculaires. Des savoir‐faire riches d’un rapport singulier et complexe avec les ressources naturelles ont amenés à transformer des contraintes en opportunités.

https://www.eyrolles.com/BTP/Livre/architectures-du-bien-commun-9782940563593/

Architectures du bien commun, pour une éthique de la préservation, ouvrage de Salima Naji

« Défendre une architecture du bien commun, signifie interroger le bâtiment mais aussi les conditions de son édification, les pratiques spatiales, l’usage social, l’attachement au lieu.

L’objet architectural doit être pensé dans un temps long et dans un contexte social ouvert afin de mieux cerner son empreinte et les possibles qu’il génère. Les oasis sont une source d’inspiration qui engage la réflexion sur la durabilité des constructions contemporaines. Agriculture et construction y sont étroitement liées autour de la pierre, de la terre, du palmier et autres végétaux résistants.

Cette ingénierie de l’adaptation, développée par les communautés de l’Atlas et du Sahara, concerne tout autant les techniques d’irrigation et de préservation du végétal que le génie architectural. Les espaces oasiens attestent, sur la durée, de la capacité des hommes à constituer un environnement viable malgré des contraintes climatiques extrêmes. »

JOURNAL SONORE, ÉCOLE D’HIVER DU CRESSON ! 2/5

En expédition à l’école d’architecture de Grenoble, j’ai choisi de réaliser un journal sonore de mon immersion d’une semaine. Quelle autre forme aurais-je pu choisir pour restituer ma rencontre avec ces chercheureuses sur l’espace sonore, ces étudiant.e.s en urbanisme ou en architectures, ces électrons libres venus de France et de Navarre pour approfondir leur relation au sonore ? Présentation de l’école d’hiver du laboratoire du Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’environnement urbain (CRESSON) à laquelle je participerai. En compagnie évoquée de Nicolas Tixier, Grégoire Chelkoff, Téo Marchal, JuL, et bien d’autres…

Jour 2. On retrousse nos manches, l’espace ouvre ses portes. Nous ouvrons nos oreilles, allumons nos micros, parcourons des intersects, établissons des relevés de toutes sortes. Nous butinons dans tous les sens et ça n’a pas l’air organisé. ça ne l’est pas. Le but : prospecter cet espace auquel nous n’avions pas prêté attention jusque là. 
Orpailleurs d’une ressource invisible, le son, dans une dimension que trop connue: l’espace géographique de la ville.

La cartographie du CRESSON qui recense un nombre considérable d’explorations spatio-sonores: https://www.cartophonies.fr/

Le site du laboratoire Ambiances, Architectures, Urbanités qui regroupe l’équipe de recherche du CRESSON: https://aau.archi.fr/laboratoire-aau/

Les 40 ans du laboratoire de recherche célébrés en présence des membres fondateurices et de plusieurs plateaux-radio: https://www.grenoble.archi.fr/plateau-radio-40-ans-de-recherche-a-lensag/

Journal sonore, école d’hiver du CRESSON ! 1/5

En expédition à l’école d’architecture de Grenoble, j’ai choisi de réaliser un journal sonore de mon immersion d’une semaine. Quelle autre forme aurais-je pu choisir pour restituer ma rencontre avec ces chercheureuses sur l’espace sonore, ces étudiant.e.s en urbanisme ou en architectures, ces électrons libres venus de France et de Navarre pour approfondir leur relation au sonore ? Présentation de l’école d’hiver du laboratoire du Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’environnement urbain (CRESSON) à laquelle je participerai. En compagnie évoquée de Nicolas Tixier, Grégoire Chelkoff, Téo Marchal, JuL, et bien d’autres…

Jour 1. Entrée en matière: objet sonore ? Paysage sonore ? Soundscape ? Effets sonores ? Phonocène ? équilibre métabolique ? Drône urbain ? élément postural ? brouillard sonore ? sentiment ubiquitaire ? Donna Haraway ? HELP !

La cartographie du CRESSON qui recense un nombre considérable d’explorations spatio-sonores: https://www.cartophonies.fr/

Le site du laboratoire Ambiances, Architectures, Urbanités qui regroupe l’équipe de recherche du CRESSON: https://aau.archi.fr/laboratoire-aau/

Les 40 ans du laboratoire de recherche célébrés en présence des membres fondateurices et de plusieurs plateaux-radio: https://www.grenoble.archi.fr/plateau-radio-40-ans-de-recherche-a-lensag/

Pour aller plus loin à propos de phonocène:

S’inspirer des oiseaux pour habiter la Terre

Rencontre avec Vinciane Despret, philosophe et psychologue, pour parler des oiseaux… https://www.habitatscopie.fr/biodiversite/sinspirer-des-oiseaux-pour-habiter-la-terre/

« Les oiseaux sont attachés au territoire, on dit qu’ils sont philopatriques, ils reviennent sur le même lieu d’une année à l’autre, parfois au mètre près  »

Le phonocène est une proposition de la philosophe américaine Donna Haraway*. Il y a plusieurs manières de désigner notre époque : depuis quelques temps, on dit que nous habitons l’anthropocène qui considère l’humain comme une force géologique suffisante pour influencer le devenir de la planète et donc son impact sur la terre.

Et puis, on a parlé de capitalocène, rendant le capitalisme responsable de ce qui nous a menés là. D’autres, comme l’anthropologue Anna Tsing, parle de plantationocène, qui met en cause l’origine des plantations, avec l’esclavage, le type d’agriculture associée, etc.

Pour Donna Haraway, chacun de ces termes, aussi contestable et contesté soit-il, a un mérite : permettre une prise particulière, comprendre et faire attention à certaines choses. Elle-même propose le Chthulhucène. Le Cthulhu est une gigantesque créature extraterrestre inventée par l’écrivain américain Lovecraft, engloutie dans les flots du Pacifique. Il évoque les forces Knotiennes et telluriques. Le Chthulhucène de Donna Haraway propose un retour à la terre. Et elle précise qu’elle aurait pu nommer ce Chthulucène phonocène, c’est-à-dire l’ère où l’on entend les sons de la terre, où la terre gronde par exemple, où l’on prête attention à la disparition de certains chants. 

Le phonocène nous fait entrer dans l’ère des sons ?  

Oui en effet. Donna Haraway parle de l’ère des sons, de faire attention aux sons de la terre et c’est une belle proposition. Que voudrait dire Habiter le phonocène ? C’est difficile d’habiter l’anthropocène car on parle d’un monde de ruines, difficile aussi d’habiter le capitalocène puisque c’est abstrait et qu’on désigne l’ennemi. Avec l’ère du phonocène, on parle de quelque chose qui peut nous ré-ouvrir à d’autres formes de sensibilités, qui nous rend attentif à la manière dont les oiseaux chantent ensemble, dont ils font attention les uns aux autres quand ils occupent l’espace sonore, quand ils habitent le monde sonore.

Oiseaux sur une branche

Alors qu’est-ce que cela signifie pour nous, humains, de devenir plus attentifs aux sons ?

Cela change beaucoup de choses. Vous savez, nous sommes des êtres de vision et cela a un impact important sur notre rapport à la réalité. L’espace du visuel est toujours un rapport de certitude. Par exemple, l’expression « il faut le voir pour le croire » prouve qu’il n’y a pas beaucoup de doutes sur ce que nous voyons. Alors qu’avec le son, nous sommes dans l’incertitude et dans la curiosité car lorsque nous entendons un son, en général nous ne savons pas d’où il provient exactement, ni qui l’exprime. Nous ne pouvons ou ne devons que le deviner. L’ère du son fait donc la place à l’imaginaire et à l’invention. Elle nous place dans une vérité qui n’est pas référentielle comme le dit Thibault De Meyer*, mais dans une vérité qui est générative, c’est-à-dire une vérité qui produit du réel. Il nous incombe de nous mettre en quête de cette production de réel.

Nous qui fabriquons du son avec les podcasts, nous savons par une étude américaine que le son emmène les gens dans un monde imaginaire, qu’il ouvre des fenêtres que l’image ne permet pas d’ouvrir…

Vous avez tellement raison ! Cela me fait au livre Voyager dans l’invisible de Charlotte Stepanov* sur le chamanisme, qui parle des différents types d’imaginations. Certaines d’entre elles sont contemplatives et passives là où d’autres sont actives et agentives, c’est-à-dire qu’elles nous poussent à imaginer beaucoup plus que simplement voir ce qu’on nous donne à imaginer.

Et ce n’est pas par hasard sans doute que les transes, ces voyages extrêmement imaginatifs, ces façons de se mettre dans un état favorable à percevoir des choses qu’on ne perçoit normalement pas, se fassent le plus souvent par les sons : ceux d’un tambour ou de chants. C’est vrai que le son affecte le corps.

Vous nous faites comprendre dans votre livre qu’en écoutant le son des oiseaux, on multiplie les mondes au lieu de les réduire à un seul en l’occurrence, le nôtre. Selon vous, comment ils habitent les oiseaux ?

Les oiseaux ont de multiples manières d’habiter, c’est cela qui est très intéressant. D’abord parce qu’ils sont extrêmement différents. Ils ont à la fois des caractéristiques communes et de nombreuses différences : un rouge gorge qui aime la solitude est différent d’un rossignol qui vit la nuit, d’une mouette ou d’un merle dont l’urbanisation est une véritable réussite. Pourtant les 1ers ornithologues qui se sont penchés sur la manière d’habiter des oiseaux ont systématiquement apporté une raison darwinienne et fonctionnelle à leurs comportements : chercher un promontoire, chanter de manière excessive, s’isoler les uns des autres, arpenter les espaces… répondaient à une question d’utilité. De fait, Habiter signifiait occuper un lieu pour subvenir aux besoins de la nichée, pour appâter les femelles ou pour avoir un lieu de reproduction. C’est une bonne hypothèse, mais elle est à mon avis un peu courte. Il n’y a pas de raison que les oiseaux, dotés d’un cerveau complexe comme le nôtre, ne fassent les choses que pour une seule raison. C’est une caractéristique relativement bien distribuée que les êtres vivants fassent des choses pour plusieurs motifs.

Alors d’autres ornithologues ont avancé des hypothèses plus audacieuses, notamment en observant ce qui ne va pas. Par exemple, on pensait que les oiseaux défendaient très agressivement leur territoire par des combats ; or, ils constatent d’une part qu’il y a très peu de blessés, d’autre part qu’un territoire change très rarement de main. Ce sont donc des conflits qui ont peu de conséquences physiques et aucune conséquence matérielle sur les oiseaux. Ils en déduisent donc qu’il y a d’autres raisons, et surtout, ce qui est très intéressant, c’est qu’ils se débarrassent du schème le plus fréquent qui explique le comportement des animaux par la compétition et l’agressivité. Ce qui leur permet de regarder ailleurs et d’être attentifs à autre chose : la beauté de ce qui émane du territoire des oiseaux, la répétitivité des chants, l’éclat des plumages, l’extravagance des gestes… Ils se sont dits : menaces oui, bluff oui et pourquoi pas spectacle ! Ils en ont conclu que le territoire était un prétexte à la spectacularisation, que les conflits aux frontières n’étaient pas simplement des conflits pour grappiller un espace ou conquérir une femelle, mais qu’il devient un espace de jeu, une comédie où les oiseaux essaient d’entrer en relation les uns avec les autres.

Les oiseaux ne cherchent pas à posséder, mais ils font territoire, c’est une expression que vous utilisez ?

Le territoire, l’espace n’existe que dans les actes : si l’oiseau arrête le chant, alors il n’y a plus de territoires. Le territoire déjoue la question de la propriété privée. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’appropriation ne désigne plus le fait d’être propriétaire au sens traditionnel du terme. Je vous donne un exemple éloquent : la plupart des mammifères se cachent dans un territoire alors que les oiseaux investissent le territoire comme lieu de parade, un lieu où l’on se montre, où l’on chante à tue-tête. Toutefois on trouve un rapport de similitude si l’on compare l’odeur, la marque et le chant. Les mammifères marquent leur territoire, aux frontières mais aussi dans tout le territoire. Comme les chèvres des montagnes Rocheuses par exemple, qui marquent leur territoire mais se marquent aussi de leurs propres odeurs. Elles se roulent par terre, se frottent, prennent les odeurs de ce qu’il y a à l’intérieur du territoire. Ainsi, la chèvre devient le territoire et le territoire devient cette chèvre des montages rocheuses. Ce qui veut dire, -et le pionnier de l’éthologie, biologiste et philosophe allemand Jakob Johann von Uexküll- l’avait déjà envisagé, que le territoire est une extension du corps propre de l’animal. On voit cette extension à l’œuvre dans ce geste de la chèvre. Alors les oiseaux en chantant ne font-ils pas la même chose ? Ne sont-ils pas en train d’étendre leurs corps par la voix de telle sorte que le territoire et l’oiseau deviennent indistincts ? L’oiseau fait corps avec le territoire, le territoire est approprié à l’oiseau tout comme l’oiseau est approprié au territoire.

Oiseaux en ville

L’oiseau dit d’une certaine manière « le territoire c’est moi ». Que pourrait-on apprendre des oiseaux de leur manière d’habiter ? Vous parlez du territoire comme condition d’attachement pour l’oiseau…

Oui, le territoire va attacher les êtres entre eux. Beaucoup d’oiseaux forment des couples stables. Retrouver le territoire d’une année à l’autre, c’est retrouver son partenaire. Une alliance est faite par le territoire. D’autres oiseaux ne le sont pas où le sont de façon saisonnière. Alors le territoire permet aux oiseaux d’être libres entre le moment de la fécondation et la construction du nid dont le délai peut être long. L’ornithologue britannique Elliot Howard* explique qu’entre ces deux moments, les oiseaux ne sont pas tenus de rester l’un avec l’autre, ils ne se retrouvent sur le territoire que pour la nidification.

Oui les oiseaux sont attachés au territoire, on dit qu’ils sont philopatriques, ils reviennent sur le même lieu d’une année à l’autre, parfois au mètre près. Et revenir au même endroit, cela veut dire retrouver des voisins. Il y a donc des collectifs territoriaux qui se créent. Le territoire des oiseaux n’est absolument pas individualiste, ce sont des territoires collés les uns aux autres, avec les mêmes individus qui se retrouvent chaque année, chantent les mêmes chants, se connaissent, ont des habitudes ensemble. Chez l’alouette des champs par exemple, il y a quelques petites bagarres au moment des retrouvailles, mais ce sont des périodes d’ajustement qui leur permettent de reprendre les habitudes de l’année précédente. Ça aussi, ce sont des attachements.

En écoutant ce chant des oiseaux, on comprend qu’il y a de multiples façons d’habiter la terre, et de manière d’être et d’habiter, c’est ce que vous dites… Qu’est-ce que les oiseaux vous ont appris à vous personnellement Vinciane ?

La 1ère chose c’est ce chant de merle qui habite en face de chez moi et qui m’accompagne depuis quelques années. Il m’a réveillé un matin vers 6 heures, et j’ai été incapable de me rendormir tant j’étais bouleversée, captivée. Je ne pouvais pas m’empêcher de l’écouter. D’abord parce que c’est beau, ensuite parce que leur chant est découpé en séquences : il y d’abord une séquence qui leur est propre, et puis il y a une variation sur les 3 dernières notes, où les merles entrent en dialogue les uns avec les autres, et à chaque séquence il y a une invention, une variation. Je me suis dit alors : pour que ce merle chante comme cela, c’est qu’il y a quelque chose qui lui importe, comme rarement j’ai senti que quelque chose pouvait importer à un être. Je me suis dit les merles ont inventé l’importance, comme les corneilles ont inventé sautillement. Alors, qu’allais-je faire de ce chant de merle qui me bouleversait tant, allais-je le faire entrer dans mon travail ? Faire entrer cette importance de l’extrêmement vivant dans la philosophie. C’était en 2009, et je suis persuadée aujourd’hui que la vie importée dans la philosophie est un fil conducteur de mon travail. Cela m’a permis d’écrire ce livre avec une double obligation : ne pas oublier de faire honneur à cette dimension du chant dans mon écriture. Et m’interroger sur ce que signifiait d’être traversée de l’importance d’un être qui est aussi différent de moi, avec lequel je n’ai aucun rapport et qui ne sait pas que je l’écoute. D’ailleurs, je ne veux pas qu’il le sache car cela voudrait dire que le l’ai dérangé. Donna Haraway disait : intimité sans proximité, c’est l’un des rapports que l’on doit aussi apprendre à avoir avec les autres êtes vivants. Notre présence n’est pas toujours souhaitable. Savoir que ce n’est pas seulement nous qui créditons de l’importance dans le monde mais le monde lui-même.

*Travaux de références 

  • Donna Haraway est professeure émérite au département de sciences humaines de l’université de Californie à Santa Cruz, où elle était titulaire de la chaire d’histoire de la conscience et des études féministes.
  • Thibaut de Meyer mène une recherche doctorale sous la responsabilité de Vinciane Despret à l’université libre de Bruxelles sur le perspectivisme en rapport avec les pratiques scientifiques contemporaines, notamment l’éthologie et à la psychologie animale
  • Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde
  • Salomé Voegelin, Sonic Possible Worlds. Hearing the Continuum of Sound
  • Le travail du bio acousticien Bernie Krause